Depuis des décennies, l’Allemagne est reconnue pour son héritage en matière d’innovation design, de fabrication de précision et de fonctionnalité exemplaire. Berceau de mouvements fondateurs tels que le Bauhaus et le Werkbund, qui ont redéfini les contours du design pour des générations entières, cet héritage iconique se perpétue aujourd’hui grâce à une nouvelle génération de talents émergents.
Pour l’édition 2025 des Rising Talent Awards, Maison&Objet met en lumière une sélection de ces talents visionnaires.
Le designer allemand Friedrich Gerlach explore les liens entre innovation, durabilité et technologie à travers une approche fondée sur la recherche scientifique. Ses créations, issues de procédés comme la croissance bactérienne ou la fabrication additive, interrogent les normes établies et portent une vision engagée du design.
M&O : Quelle est la mission qui guide votre pratique créative ?
Friedrich Gerlach : « Je travaille souvent avec des matériaux ou procédés encore peu développés, rarement appliqués à l’échelle du quotidien. Mon objectif est de les rendre tangibles, à travers des images ou des prototypes expérimentaux, pour en révéler le potentiel. Beaucoup d’innovations déjà existantes répondent à des enjeux écologiques et sociaux majeurs, mais restent confinées aux laboratoires. Par le design, je cherche à les rendre accessibles, compréhensibles, et à ouvrir de nouvelles façons de penser la production et l’usage des matériaux. Il s’agit de rendre la recherche perceptible par le design. »
M&O : Qu’est-ce qui alimente votre curiosité pour les matériaux avec lesquels vous travaillez ?
F.G. : « Beaucoup de produits sont encore conçus sans tenir compte de ce qu’il adviendra d’eux en fin de vie. J’aime remettre en question ces systèmes et les repenser sous un autre angle. Dans un monde où la consommation croissante génère toujours plus de surplus matériels, je ne vois pas ces derniers comme des déchets, mais comme des ressources précieuses. J’aime travailler à partir de ce qui existe déjà ; concevoir en anticipant la transformation, la réutilisation, voire la disparition. Il y a aussi beaucoup à apprendre de la nature : ses cycles, et ses stratégies invisibles qui apportent déjà des solutions aux grands défis contemporains. Il suffit d’apprendre à les déchiffrer. »
Fondé par Kyra et Lenn Heilig, le studio Gerlach & Heilig puise dans les strates culturelles et techniques pour imaginer des projets entre design d’objet, mobilier et installation conceptuelle. Installé à Amsterdam, le duo explore la matière à travers des expérimentations aussi sensibles que saisissantes.
M&O : Comment articulez-vous votre créativité, à deux, dans chacun de vos projets ?
Gerlach & Heilig : « Chaque projet commence par un long échange, des discussions où l’on confronte nos idées, où l’on affine nos intuitions. Ce dialogue permanent nous permet d’aborder chaque sujet dans toute sa complexité, en tenant compte non seulement de l’esthétique, mais aussi des récits profonds qui nourrissent nos intentions. On aime marcher ensemble pour penser : s’éloigner du cadre quotidien, libérer l’esprit, laisser surgir les idées. Notre collaboration est un apprentissage constant, un processus au fil duquel s’est forgée une compréhension intuitive l’un de l’autre. »
M&O : Vos projets partent-ils toujours d’un matériau précis ? Comment votre processus se construit-il ?
G&H : « Le lien entre matière et idée n’est jamais linéaire. Nos choix ne sont jamais purement esthétiques : les matériaux portent les récits que nous explorons. Parfois, une matière s’impose d’emblée ; d’autres fois, c’est le sujet qui nous guide vers elle. On expérimente avec curiosité, on se laisse surprendre. Le processus est ouvert, mouvant ; le matériau nous guide autant que nous l’orientons. De cette interaction naissent des formes que l’on espère à la fois organiques et habitées. »
Basé à Stuttgart, le studio Haus Otto, fondé par Patrick Henry Nagel et Nils Körner, développe une approche ludique et contextuelle du design à travers objets, espaces et direction créative. En 2023, ils ont lancé le projet FARM, en collaboration avec huit jeunes artistes et designers, au sein d’une ferme biologique près du lac de Constance.
M&O : Où puisez-vous votre inspiration, et que souhaitez-vous susciter chez ceux qui découvrent vos projets ?
Haus Otto : « Nous avons de multiples sources d’inspiration : un livre, une exposition, une promenade en nature, ou même une simple conversation du quotidien. L’art et la culture populaire jouent aussi un grand rôle, notamment dans la manière dont ils nourrissent et influencent le design. Par exemple, des mouvements comme le Fluxus ou le Radical Design italien des années 60 nous ont profondément marqués. Avec notre travail, nous espérons surprendre, susciter une émotion, et dans le meilleur des cas, initier une conversation. »
M&O : La durabilité est au cœur de votre pratique. Comment se traduit-elle concrètement dans votre travail ?
H.O. : « Pour nous, concevoir un objet implique de le penser dans un cadre plus large : son apparence, bien sûr, mais aussi les matériaux utilisés, leur provenance, et ce qu’il advient de l’objet à la fin de son cycle de vie. Cela inclut la possibilité de le démonter, de le réutiliser ou de le recycler, mais aussi la façon dont il est présenté et inséré dans son contexte. Nous cherchons aussi à créer des réseaux entre entreprises pour mutualiser les ressources, les services et les matières. Cela permet non seulement de réduire les coûts, mais aussi de favoriser une économie collaborative, plus ouverte et plus responsable. »
Diplômée en design produit et communication, Marie Luise Stein conçoit à Berlin des projets allant du mobilier à l’aménagement d’espaces, portés par une esthétique épurée, modulable et durable.
M&O : Vous travaillez à la fois sur le design d’espace et le design produit. Ces disciplines s’influencent-elles mutuellement ?
Marie Luise Stein : « Pour moi, il y a une forme de continuité naturelle. Le design naît toujours dans un contexte, qu’il soit spatial, social, conceptuel ou intime. Quand je conçois un objet, je pense à la manière dont il s’intègre à son environnement, comment il va structurer ou transformer un espace, entrer en relation avec les gens. Inversement, mes concepts d’espace émergent souvent d’une réflexion sur la matière, l’échelle ou la fonction. Je ne considère pas ces pratiques comme séparées, mais comme deux dimensions interconnectées qui s’enrichissent mutuellement. »
M&O : La modularité revient souvent dans votre travail. Pourquoi est-ce si important pour vous ?
M.L.S. : « C’est à la fois un choix esthétique et conceptuel. Mais surtout, c’est une manière de créer des systèmes évolutifs, capables de s’adapter. Les usages évoluent, les espaces se transforment, et nos besoins changent. Le design modulaire permet au mobilier de s’adapter à cette dynamique. Cela induit aussi une forme de durabilité : les objets ne sont pas pensés pour un usage unique ou un moment donné. J’essaie de concevoir des pièces qui restent pertinentes dans le temps, fonctionnellement et émotionnellement, parce qu’elles laissent place à l’interprétation, au changement, à l’usage répété. »
Designer industriel basé à Berlin, Moritz Walter crée des objets sobres et fonctionnels, en s’appuyant sur une approche centrée sur les matériaux émergents, les processus et la résolution concrète des usages du quotidien.
M&O : Qu’est-ce qui nourrit votre curiosité en design et quelles sont vos influences principales ?
Moritz Walter : « Je suis particulièrement attentif à la construction durable et à l’honnêteté des matériaux, deux valeurs qui orientent fortement ma démarche. Je cherche à concevoir des objets accessibles et intuitifs. C’est essentiel dans les environnements de vie ou de travail, où le design entre directement en relation avec les habitudes et les gestes du quotidien. Dans ces contextes, les objets doivent rester discrets, fluides, presque apaisants. Cela influence autant mes choix techniques que formels, souvent vers une esthétique réduite, limpide, essentielle. »
M&O : Est-ce que vos projets partent d’un objet ou plutôt d’un problème à résoudre ?
M.W. : « C’est variable, mais j’ai une préférence pour les approches concrètes, itératives. Certains projets naissent d’un problème très défini, comme HOTSPOT, où j’ai travaillé sur l’impact énergétique du chauffage domestique. Le point de départ, c’était la compréhension du problème, puis la recherche d’une réponse tangible. D’autres fois, c’est un matériau ou un procédé qui me pousse à explorer : une technique, une contrainte, une innovation. Ce sont ces éléments qui orientent le développement, comme pour ma lampe NORM, conçue à partir d’un seul profilé d’aluminium. »
Basé à Berlin, le Studio Œ, fondé par Lisa Ertel et Anne-Sophie Oberkrome, explore le design d’objet, le mobilier et la scénographie à travers une approche sensible et matérielle. Le duo conjugue pratique collaborative et transmission en tant qu’enseignantes à la HFBK Hambourg et à la HBK Saar.
M&O : Quelle est la mission commune qui anime vos projets et façonne votre pratique ?
Studio Œ : « Ce qui nous guide, c’est souvent l’esprit singulier d’un lieu. Nous travaillons à la jonction entre l’analogique et le numérique, entre culture et nature. Chaque projet a son langage propre, mais tous sont liés par une forme de respect profond du matériau. On cherche à en comprendre les qualités, à l’amener jusqu’à son plein potentiel, jusqu’au point où c’est presque lui qui détermine la forme. Et au cœur de tout ça, il y a notre échange : une conversation continue entre nous deux, qui affine les idées et façonne les intentions, un peu comme un galet poli par le temps. »
M&O : Comment conjuguez-vous fonctionnalité contemporaine et langage esthétique personnel ?
S.Œ. : « Pour nous, il n’y a pas d’opposition entre concept et fonction. Le concept donne un contexte, du sens à l’usage, et de la profondeur à l’objet. Notre design suit la fonction, la matière, la recherche. Le langage formel devient alors un outil pour traduire les sujets qui nous touchent en formes physiques. Parfois c’est ludique, parfois plus tactile ou visuel. Mais dans tous les cas, ça commence par une forme de curiosité. »
– TALENT CRAFT présenté par ATELIERS D’ART DE FRANCE
Basé à Bamberg, Gabriel Tarmassi crée des sculptures en bois mêlant art, design et artisanat. À travers un travail manuel et expérimental, il réinvente les savoir-faire traditionnels pour donner vie à des pièces uniques, organiques et dialoguant avec la matière.
M&O : Pourquoi avoir choisi le bois comme matériau central de votre pratique ?
Gabriel Tarmassi : « J’ai grandi dans une région rurale du sud de l’Allemagne, où j’ai très tôt commencé à travailler le bois : je sculptais des cuillères, fabriquais des arcs et des abris dans les bois. Cette familiarité précoce a nourri une fascination durable pour ce matériau vivant. Travailler le bois, c’est dialoguer avec lui, respecter son rythme et ses contraintes. Au fil de mon apprentissage, j’ai senti émerger une envie de m’exprimer de façon plus artistique, à partir des gestes artisanaux que j’apprenais. Ce n’est pas que j’aie commencé avec un langage créatif ou une esthétique à développer, c’est plutôt l’inverse : parfois, j’ai l’impression que c’est le bois qui m’a choisi. »
M&O : Le matériau influence-t-il la forme finale de vos pièces ?
G.T. : « Mes formes s’inspirent souvent des structures que l’on trouve dans la nature, mais c’est le bois lui-même qui porte déjà un récit. C’est à travers le geste que je révèle ses strates, ses lignes de croissance. Le veinage devient une expression que j’intègre pleinement dans mes pièces. Pour des œuvres dynamiques ou aux courbes souples, j’opte pour des bois à grain fin, comme l’érable ou le merisier, qui offrent plus de liberté dans le façonnage. À l’inverse, je travaille aussi le bois vert, souvent du chêne, qui se fissure ou se déforme pendant le processus. Il en résulte des pièces plus archaïques, en tension avec le langage fluide de mes sculptures murales. »